Fleurs du temps, mémoire des corolles...
Qu’il fasse beau, qu’il fasse laid, chaque jour, je me débrouille pour aller visiter les fleurs. Je veux dire : les fleurs sauvages. Celles qui décident du lieu où elles poussent, de la terre qui lèche leurs racines, du vent qui baise leurs feuilles, de la lumière qui exalte leurs pétales, du parfum qu’elles répandent. Je me mets en marche. Je file sur mes souliers comme un ange sur ses deux ailes ; sauf que je n’ai pas l’allure séraphique. Je ressemble à un scarabée balourd davantage qu’à un esprit du ciel. Mais j’avance. Je sillonne la campagne, j’entre en forêt, je grimpe la montagne, je patauge dans les marécages, je longe l’écume de la mer. Je me perds avec délices dans ce qui reste de nature. Je m’extirpe de la gadoue, je traverse les buissons, je froisse les herbes, je rebondis sur des tapis de mousse. Je râpe mes mains aux rochers. Je déchire mes pantalons aux...
ronces, comme quand j’étais gosse. Je palpe les feuilles, je frôle les corolles, je dénombre les étamines, j’effleure les pistils, je câline les fruits. Je vagabonde sur la pente naturelle de mes bonheurs végétaux. Je vais de clairière en étang, de bois en dune, de prairie en falaise. Je hume l’air et les nuages. Je frissonne dans le vent en gobant la lumière. Je m’emplis les poumons de cent parfums qui m’enivrent. Je tâche de communier avec ce monde qui m’a fait naître et qui consent à me laisser persister – encore un moment, monsieur le bourreau ! Les fleurs sont les médiatrices odorantes et éclatantes de mes simples plaisirs. Elles guident la quête essentielle et inutile que je mène, et dans laquelle je finirai par m’anéantir comme tous ceux qui ont paru sur cette Terre sans savoir ni pourquoi, ni comment, ni même si cela a un sens. Elles incarnent à la fois la permanence de la vie et l’image des destins éphémères. Elles pointent, poussent, s’épanouissent, fructifient, fanent et renaissent avec obstination. Elles ponctuent les saisons. Elles rythment les époques de la Terre, depuis le triomphe des dinosaures jusqu’à l’Homo sapiens, en passant par l’australopithèque et l’Homo erectus.
Je me souviens... Je me souviens des printemps de la montagne et de leurs neiges fondantes, quand les crocus d’albâtre, les primevères coucous jaunes, les primevères farineuses roses et les soldanelles en jupes mauves se pressent sur les plaques d’herbe nouvelle, au bord des ruisselets qui glougloutent. Je me remémore mes ébahissements dans les alpages de mai, quand les orchis sureaux crème ou rouges magnifient les pulsatilles des Alpes blanc-bleu et les pulsatilles soufrées jaunes, non loin des pulmonaires roses et bleus, des trolles planètes d’or et des gentianes trompettes bleues. Je me remembre mes balades lumineuses, tandis que je gardais les chèvres de grand-père dans les rochers où, fin juin, paraissent côte à côte le lis martagon rose, le lis de Saint-Bruno immaculé et le lis de la Saint Jean Orange. Je me rappelle, sous les épicéas, les touffes d’or des sabots-de-Vénus, ces orchidées aux labels gonflés comme des chaussons de nymphes ou des bulles d’alchimistes. Je m’y suis englouti, tel l’insecte ivre de nectar. Je m’y suis égaré. Je m’y perds encore en tentant d’y déchiffrer la signification du monde.