Quand le sol se dérobe sous nos pieds
Ressource aussi essentielle que non renouvelable, la terre est victime de dégradations et de destructions plus ou moins irréversibles depuis ces dernières décennies : agriculture intensive, bétonisation, pollution... Il est grand temps de mettre à profit les évolutions techniques et écologiques qui pesrmettront, dans un futur qu’on espère proche, de mieux respecter nos sols.
Sans avoir toujours conscience de l'immense valeur des sols, nous les foulons, les labourons, les bétonnons, les polluons. Rarement, nous les regardons de près pour constater qu'ils constituent à eux seuls de véritables écosystèmes. Ils abritent en effet un quart de la biodiversité de la planète ! Des milliards de micro-organismes, bactéries, champignons et protozoaires, insectes, acariens et vers vivent sous nos pieds. Leur importance pour l’humanité est telle que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a déclaré 2015 Année internationale des sols. Car la situation n’est guère brillante. Environ 33 % de nos sols sont en phase de dégradation modérée ou sévère.
Or il faut 2000 ans pour que se crée une couche de dix centimètres de terre fertile sous l’action des plantes, de l’eau et d’autres éléments Physiques et biologiques qui transforment la roch mère. Dix petit centimètres… Et suffit de quelques années pour détruire cet écosystème qui nous rend un service vital, celui de faire pousser les végétaux, nos aliments, nos fibres, nos combustibles et nos précieuses plantes médicinales. Sans oublier leurs nombreuses autres fonctions : les sols absorbent, stockent et purifient également l’eau. « Ils assurent un pouvoir tampon vis-à-vis des événements climatiques extrêmes tels que les inondations, la sécheresse, la canicule », détaille Dominique Arrouays, chercheur et président de l’Association française pour l’étude du sol (AFES). Par ailleurs, on sait désormais qu’ils constituent la plus grande réserve de carbone organique de la planète, plus du double de celui stocké dans la végétation. «Tous les pédologues savent, grâce à une simple règle de trois, qu’une augmentation relative de 4 pour 1 000 des stocks de matière organique des sols chaque année suffirait à compenser l’ensemble des émissions de gaz à effet de serre de la planète », martèle le chercheur. Ils sont donc potentiellement capables de réaliser de véritables prouesses...
Appauvrissement alimentaire
Dans la protection des sols, le secteur agricole a évidemment un rôle crucial à jouer. Selon le dernier inventaire d’occupation des sols réalisé en France, en 2006, les terres agricoles représentent 60 % du territoire, contre 34 % de forêts et autres espaces naturels, 5 % d’espaces artificiels et 1 % de zones humides et surfaces en eau. La facture de plus de cinq décennies d’agriculture intensive ayant recours massive- ment aux engrais minéraux et aux pesticides est lourde : tassement des sols, destruction de la vie microbienne, perte de matière organique, érosion, chute de la biodiversité, pollution de l’eau... Les agronomes Lydia et Claude Bourguignon ont les premiers en France lancé l’alerte sur cette « agonie des sols », incriminant notamment le labour qui, aujourd’hui, retourne la terre parfois jusqu’à 80 cm de profondeur, la destructurant fortement et de façon durable. Depuis de nombreuses années, le couple de scientifiques accompagne des agriculteurs pour qu’ils redonnent vie à leurs sols : le labour est remplacé par le semis direct sous couvert végétal ; ils sèment des cultures intermédiaires qui piègent le nitrate et servent d’engrais naturels ; les vignes et les vergers sont enherbés, les arbres sont replantés autour et dans les champs... Ces techniques écologiques commencent à séduire de nombreux acteurs du monde agricole sou- cieux de l’environnement ou qui constatent des baisses de rendement et de qualité. Petit à petit, les consciences évoluent.
Les Bourguignon alertent aussi sur les risques de carences alimentaires liés à la diminution de l’activité biologique des sols. « Il y a un effondrement des teneurs en microélements (bore, sélénium, cadmium, zinc...), car les microbes qui chélatent les sols [les intègrent aux plantes, ndlr] disparaissent, et il n’existe pas d’autre entrée possible dans les végétaux, explique Claude Bourguignon.Or ces microélements sont indispensables à de nombreuses activités enzymatiques essentielles au bon fonctionne- ment des organismes humains. » Sur le site dédié à l’Année internationale des sols, la FAO nous apprend qu’il existe des preuves de la relation entre les carences en zinc, en sélénium et en iode chez les êtres humains et les carences de ces mêmes oligo-éléments dans les sols. « Pour moi, la carence alimentaire est encore plus grave que les pesticides », ajoute le spécialiste.
La baisse de vitalité des sols nuit aussi à la qualité gustative des aliments. La terre, c’est le terroir! «Dans les vignobles, le goût des vins revient lorsqu’on arrête le désherbage chimique, car les sols revivent et permettent aux racines d’aller plus profondément chercher leurs nutriments », témoigne Claude Bourguignon. Dans sa région, la Bourgogne, il se réjouit de compter désormais environ 300 viticulteurs bio sur les 1 500 exploitants, alors qu’ils n’étaient qu’une poignée dans les années 1990. Contrairement à l’agriculture conventionnelle, la bio a toujours eu comme préoccupation centrale la terre, avec comme credo « nourrir le sol pour nourrir la plante ». À la fin des années 1950, en Grande-Bretagne, le premier grand regroupement de producteurs bio s’appelle Soil Association (Association du sol). D’autres modes de culture offrent aussi des alternatives à l’agriculture intensive. L’agro- écologie chère à Pierre Rabhi, l’agroforesterie ou encore la permaculture fédèrent des agriculteurs et des jardiniers qui considèrent les sols comme un matériau vivant.
Revaloriser les terroirs
Mais pour autant, les menaces perdurent. En 2002 avait émergé l’idée d’une directive européenne sur les sols, comme il en existe une pour l’eau et une autre pour l’air. La Commission avait listé les principales menaces qui pèsent sur les sols en Europe, notamment l’érosion qui touche 20 % du territoire. Mais le projet permettant de bâtir une politique de protection a définitivement été enterré : un regret pour ceux qui savent la valeur du sol, un soulagement pour les lobbies agro-industriels qui veulent continuer à vendre leurs technologies destructrices. «Toute opération d’aménagement devrait comporter a minima une vraie étude des sols et de leurs services écosystémiques afin de préserver les meilleures terres », revendique notamment Dominique Arrouays lors des réunions scientifiques et politiques auxquelles il participe.
Lydia Bourguignon rappelle qu’autrefois, les villes avaient des ceintures de maraîchage: « Il faut retravailler la vocation des sols, car on ne plante pas la même chose sur des terres caillouteuses et sur de riches limons », précise l’agronome qui regrette qu’« en Bourgogne, sur le plateau de Langres, on faisait la meilleure moutarde de Dijon, mais on l’a remplacée par le maïs ». Par ailleurs, des sols pauvres ne sont pas forcément infertiles ! Ils sont potentiellement intéressants pour la production d’aromatiques. « Les molécules actives des huiles essentielles seront plus présentes dans les plantes qui poussent sur ce type de sol », explique Lydia Bourguignon. Comme pour le vin, rien ne sert de trop fertiliser, de trop arroser, pour que la plante s’enracine profondément, et aille se nourrir au plus près de la roche mère. Protéger la santé des sols, c’est plutôt tenir compte de leur spécificité. Continuons donc de revaloriser nos terroirs !
Ces plantes qui nous parlent
Les plantes en disent long sur la nature et l’état des sols. Elles peuvent indiquer un excès, une carence ou témoigner de leur vie microbienne. Pour être considéré comme bio-indicatrice, une plante doit être en nombre suffisant, c’est-à-dire de cinq à dix pieds par mètre carré, et dominante par rapport aux autres espèces présentes. La menthe à feuilles rondes est synonyme de terrain régulièrement saturé en eau, le plantain officinal se plaît sur les sols tassés, la grande ortie témoigne d’un excès de matière organique ainsi que de la présence de fer, par exemple à cause de boîtes de conserve ou de vieilles ferrailles... La liste est si longue que l’ethnobotaniste Gérard Ducerf a consacré aux plantes bio-indicatrices plusieurs tomes* très fournis ! Ces plantes modifient aussi les sols, en consommant les ressources qui les ont fait pousser : le chardon ou encore le chénopode digèrent les excès d’azote.
Les méfaits d’une urbanisation galopante
En France comme ailleurs, les villes avancent sur l’espace agricole. Et ce aux dépens des meilleures terres : historiquement, les peuplements humains se sont établis là où les sols étaient les plus fertiles, puis ils se sont urbanisés et ont massivement scellé les sols. « L’agglomération parisienne s’étend sur la Brie et ses limons qui sont le grenier à blé de la France », illustre Dominique Arrouays, président de l’Association française pour l’étude du sol. Pour lui, la plus forte menace est liée à ces sols qui n’en sont plus car, imperméabilisés, ils ne remplissent plus leurs fonctions, notamment celle de filtrer l’eau. « L’urbanisation s’accélère : en France, 6 100 km2 ont été artificialisés de 2003 à 2009, alors qu’entre 1993 et 2002, il fallait dix ans pour bétonner la même surface », dénonce le chercheur. « Réhabiliter ces sols coûte énormément d’argent. C’est ainsi que la situation devient quasi irréversible. Il vaut mieux construire sur d’anciens sols déjà dégradés, comme des friches industrielles, plutôt que d’aller en anéantir de nouveaux encore fonctionnels. »
Ne laissez pas votre terre nue !
Dans la nature, la terre n’est jamais nue. « On n’expose pas la peau au soleil sans la protéger, c’est la même chose pour le sol », compare Sylvaine Alnot, qui pratique la permaculture avec son compagnon Grégory Roche au Jardin La Pâture es Chênes, en Bretagne. Le couple applique des techniques comme la méthode des lasagnes ou la culture sur butte. Il y a cinq ans, rien ou presque ne parvenait à pousser sur leur terrain. Grâce au paillage, le sol est redevenu vivant. « la vie du sol est à la plante ce que la flore intestinale est à l’humain : elle préserve des maladies », estime Sylvaine. Le paillage est aussi la technique privilégiée par Christophe Bernard, naturopathe et auteur de notre rubrique Au jardin médicinal: « Je favorise un paillage plutôt fin qui se décompose plus vite afin de nourrir ma terre pendant l’hiver, les pluies hivernales aidant à la décomposition. Au printemps suivant, je griffe ma terre en surface afin d’incorporer ce paillage décomposé, puis j’étale une nouvelle couche. » À noter que de nombreuses déchetteries vertes offrent ces paillages gratuitement. Plus d’infos: www.lapatureeschenes.fr
Aller plus loin
• Bilan de l’état des sols de France: www.gissol.fr/RESF
• Laboratoire d’analyse des sols créé par Lydia et Claude Bourguignon: www.lams-21.com
• Formation au diagnostic des sols par les plantes bio-indicatrices : www.promonature.com
• Stages de permaculture appliquée au jardin : www.lapatureeschenes.fr
• Année internationale des sols (FAO) : www.fao.org/soils-2015/fr/
À lire
« Cessons de ruiner notre sol », par Frédéric Denhez, Éd. Flammarion (2014).