Les maîtres japonais du thé vert
Depuis plus de mille ans, le thé est la boisson reine du Japon. Les habitants de l’Archipel en consomment en moyenne un kilo par an ! Du sencha au macha en passant par le sublime gyokuro, les thés verts de l’île sont appréciés pour leurs vertus dynamisantes et antioxydantes. La fameuse cérémonie du thé, toujours aussi vivante, témoigne de la signification culturelle très forte que conserve la boisson, malgré la concurrence des breuvages occidentaux.
C’est au VIIIe siècle que le thé fut introduit sur l’Archipel par des moines japonais qui avaient séjourné en Chine pour y étudier le bouddhisme. Dans l’empire du Milieu, les religieux l’appréciaient pour ses vertus stimulantes, qui leur permettaient de rester éveillés pendant leurs longues heures de méditation. La culture de l’arbuste se développa particulièrement autour de Kyoto, capitale du Japon entre 794 et 1868, dans les collines souvent enveloppées de brouillard qui bordent la ville au sud-est. En 1191, le moine Eisai, fondateur de la secte Rinzai (l’une des trois écoles du bouddhisme zen), rapporta à son tour de Chine des graines de théier qu’il sema dans l’île de Kyushu. Il écrivit en 1211 un livre consacré au thé dans lequel il vantait ses bienfaits pour la santé. À l’époque, le thé vert était réduit en une poudre très fine, le macha (prononcé « matcha »), comme c’est encore le cas de nos jours lors de la cérémonie du thé, étroitement liée à la pratique du bouddhisme zen.
La boisson suscita l’intérêt des lettrés, puis des samouraïs. La dégustation du breuvage donnait lieu à des concours où les amateurs se rassemblaient pour éprouver leur habileté à distinguer les différents crus. Au XVIe siècle, Sen no Rikyu, maître de thé au service de l’empereur, codifia la cérémonie du thé (ou cha no yu) telle qu’elle est encore pratiquée aujourd’hui. Puis, de 1641 à 1853, le Japon se ferma totalement au reste du monde. Les traditions et les techniques y évoluèrent de façon indépendante. Pour le thé en particulier, on mit au point une technique consistant à passer rapidement les feuilles à la vapeur avant de les sécher, ce qui permettait d’interrompre le processus d’oxydation et de conserver sa fraîcheur à l’arôme du thé. Ce procédé, différent de celui du thé noir, fait la spécificité du thé vert japonais.
Récolte manuelle ou à la tondeuse
Les récoltes de thé sont saisonnières et se font de la mi-avril à septembre. Les théiers sont plantés à flanc de colline en longues rangées parallèles, et soigneusement taillés à environ un mètre de hauteur pour présenter une surface arrondie. Les arbustes dont sont issus les meilleurs crus sont couverts d’un treillis noir qui réduit l’exposition des feuilles à la lumière. Celles-ci doivent, de ce fait, augmenter la quantité de chlorophylle qu’elles contiennent et puiser davantage de nutriments dans le sol, ce qui accroît leur teneur en acides aminés et en caféine. Ainsi protégés, les théiers sont récoltés plus tardivement, car ils mettent plus de temps à se développer, et leurs feuilles sont cueillies à la main – ce qui, vu le coût élevé de la main-d’oeuvre au Japon, en fait des thés fort chers. Mais leur saveur et leurs vertus sont exceptionnelles.
Les thés de qualité plus ordinaire sont récoltés avec une petite tondeuse adaptée à la forme des buissons. Les feuilles sont immédiatement transportées à la manufacture où elles sont soumises à la vapeur pendant une durée de 20 à 80 secondes – plus longue est la durée, plus intense sera la saveur du breuvage. On refroidit alors les feuilles en les propulsant en l’air dans de grands filets cylindriques, une opération très spectaculaire. Elles commencent ainsi à perdre leur humidité, sont séchées une première fois, légèrement roulées, puis séchées à nouveau et façonnées par une machine qui leur...
donne une forme en aiguille caractéristique. Un troisième séchage, définitif, donne l’aracha. Ce thé brut est livré aux conditionneurs, qui assemblent généralement plusieurs lots, trient les feuilles (parfois une à une, à l’aide de machines sophistiquées), les chauffent à nouveau afin de « réveiller » leurs arômes, puis les emballent sous vide ou avec de l’azote et les commercialisent.
Au Japon, on accorde plus d’importance à la transformation des feuilles et à leur assemblage, qui permet de « créer » des thés adaptés au goût des consommateurs. La notion de terroir est prise en compte essentiellement pour les thés haut de gamme. C’est le cas dans la préfecture de Kyoto, où l’on cultive le thé depuis plus de mille ans. Cette région aux hivers doux et aux étés humides se consacre à la production de thés de haute qualité, en particulier près d’Uji, au sud-est de l’ancienne ville impériale. Le « thé nouveau », ou shin cha, est très attendu et coûte particulièrement cher. Ensuite, on procède encore, selon les régions, à quatre ou cinq récoltes.
Le thé national en perte de vitesse ?
Au Japon, le thé se boit partout. On le déguste chaud à la maison, à toute heure du jour, et on le sert au restaurant – avant, pendant ou après le repas –, où il est souvent gratuit. En été, on l’apprécie glacé. Vert, noir ou d’orge (mugicha), le breuvage est souvent conditionné en bouteilles de PET que l’on peut acheter pour quelques centaines de yens (quelques euros) dans les célèbres konbini (de l’anglais convenience store), ouverts presque 24 heures sur 24. Et si d’aventure ce magasin était fermé, on serait certain de trouver à moins de cent mètres un distributeur automatique contenant des bouteilles de thé, chaud ou froid selon la saison.
Les oolongcha (thés semi-fermentés) et kocha (thés noirs), importés de Chine ou d’Inde, sont vendus dans les cafés et les restaurants non traditionnels ou bus à la maison avec un repas ou un gâteau à l’occidentale.
La cérémonie du thé (souvent connue en japonais sous le nom de sado, la voie du thé) est toujours une coutume très vivante au Japon. Elle se pratique de façon formelle dans les maisons de thé, souvent associées aux temples, mais on peut aussi y prendre part à la maison ou entre amis, de préférence en faisant venir un maître de thé. En effet, la cérémonie est extrêmement codifiée et nécessite des connaissances qu’on ne maîtrise qu’au bout d’une quinzaine d’années de pratique. La dégustation du thé macha mousseux, battu dans un bol avec un fouet en bambou, est habituellement précédée de celle de pâtisseries japonaises.
Cependant, la production de thé ne cesse de diminuer, passant de 95 000 tonnes annuelles en 2006 à 76 000 en 2015. En comparaison, la Chine produit quelque 2 millions de tonnes de thé, l’Inde 1,2 million et le Kenya 450 000 tonnes…
Une diminution qui reflète aussi le fait qu’au quotidien le thé vert est concurrencé par d’autres boissons. Malgré un respect certain des traditions, les jeunes Japonais se montrent extrêmement ouverts sur le monde et sur l’Amérique en particulier. Leurs boissons préférées sont donc le café, le thé noir et la bière... Changeront-ils d’habitudes en vieillissant ou le thé vert, sans doute l’un des meilleurs breuvages qui soient, ne sera-t-il bientôt que l’apanage d’un cercle restreint d’amateurs ? Son adoption en Occident et le développement qu’il pourrait y connaître, comme toutes choses japonaises, permettront, espérons-le, de le remettre à la mode, par contrecoup, au pays du Soleil-Levant.
Thé vert et santé
Les thés verts ont des qualités nutritionnelles spécifiques. Dans les années 1920, des chercheurs japonais ont mis en évidence leur haute teneur en catéchines, des polyphénols antioxydants capables de neutraliser les radicaux libres qui réagissent avec l’oxygène et font vieillir les cellules de l’organisme en les oxydant. Le mode de préparation du thé noir – les feuilles sont flétries, roulées pour en briser les cellules, puis oxydées durant 8 à 12 heures dans une ambiance chaude et humide, avant d’être séchées – détruit les polyphénols. C’est une des raisons pour lesquelles ce type de thé est moins intéressant pour la santé.
Des thés verts pour tous les goûts
Les thés verts japonais résultent d’un travail d’assemblage visant à obtenir une saveur unique. Voici les plus connus.
Le sencha
C’est le plus courant des thés japonais, avec près de 80 % de la production du pays. Il s’agit avant tout d’un thé de consommation quotidienne, de qualité moyenne, bien que certains sencha, préparés avec beaucoup de soin, comptent parmi les meilleurs thés japonais. Une variété annexe, le kukicha, comporte des morceaux de tiges mélangées aux feuilles.
Le bancha
Également très populaire, il est généralement élaboré à partir de récoltes d’été ou d’automne. Il comporte des feuilles et des tiges. Plus riche en tannins, il contient moins de caféine et est donc moins excitant que la plupart des autres thés.
Le hojicha
Il s’agit d’un bancha dont les feuilles ont été légèrement grillées pendant quelques minutes à une température d’environ 200 °C. Le goût est rehaussé par cette opération, mais les vertus bénéfiques pour l’organisme s’en trouvent diminuées.
Le genmaicha
C’est un mélange de thé sencha ou bancha avec des grains de riz complet grillés, ainsi que de riz soufflé, qui lui donnent une couleur un peu jaune. La saveur est agréable et la teneur en caféine moindre que dans un thé normal. On peut donc en boire davantage.
Le gyokuro
Le nom de la plus haute qualité de thé au Japon signifie « rosée précieuse ». On le récolte une seule fois dans l’année, fin maidébut juin. Les arbustes sont protégés du soleil par des filets suspendus, et les jeunes pousses sont cueillies à la main. Le plus grand soin est apporté à la préparation du produit fini, aussi coûteux que savoureux.
Le macha
C’est un thé dont les feuilles séchées ont été broyées à la meule pour obtenir une fine poudre. Il a une origine très ancienne, puisque c’est sous cette forme que l’on consommait les premiers thés importés au Japon. Il est aussi très apprécié des restaurateurs occidentaux « branchés » qui confectionnent cakes, crèmes brûlées et glaces au macha…
Les principales régions productrices de thé au Japon
La préfecture de Shizuoka, située le long de la côte Pacifique à mi-chemin entre Tokyo et Nagoya, concentre au total près de 42 % de la production de l’Archipel. Les conditions climatiques y sont assez difficiles, ce qui favorise la qualité. Shizuoka importe en outre de grandes quantités de thé brut (aracha) en provenance d’autres régions pour les finaliser.
Kyushu, la plus méridionale des quatre grandes îles, jouit d’un climat subtropical. C’est là que l’on cultive le plus de variétés. La préfecture de Kagoshima, tout au sud, produit environ 30 % du total des thés nippons. Les autres zones de production sont Miyazaki (5 % du total), Fukuoka et Saga.
Les préfectures de Nara et de Mie, au sud-est de Kyoto, produisent près de 10 % du total nippon et sont réputées pour leurs sencha, bancha et kabusecha. Les plantations s’étalent entre 0 et 500 m sur le plateau de Yamato à l’est de la ville de Nara, la première capitale du Japon.
Dans la préfecture de Kyoto, en particulier dans la région d’Uji, au sud-est de l’ancienne ville impériale, on produit environ 4 % de la production japonaise, en particulier des macha et des gyokuro extrêmement réputés.