Loin des mangas, la vraie nature des ninjas
Dans l’imaginaire occidental et japonais contemporain, les ninjas sont des super- héros qui font rêver enfants et adultes lecteurs de mangas. Or ce ne sont pas seulement des personnages fictifs : ils existent vraiment... Et leurs pouvoirs sont tout ce qu’il y a de plus naturels, comme en témoigne l’un des derniers représentants de cette tradition.
Le ninjutsu est l’art martial japonais pratiqué depuis des siècles par les ninjas. Contrairement à l’image simplifiée qu’en donne les mangas, mais aussi les écoles d’arts martiaux occidentales et japonaises, il s’agit d’une approche de la vie beaucoup plus large dans laquelle, de façon inattendue, les plantes tiennent une place fondamentale. L’origine des ninjas remonte à l’époque de Heian (794-1185), dans les anciennes provinces d’Iga et de Koga, une zone montagneuse au sud-est de Kyoto, alors capitale du Japon. Certains clans s’étaient spécialisés dans le recueil d’informations et louaient leurs services aux seigneurs qui guerroyaient constamment les uns contre les autres. Leurs missions : obtenir des renseignements essentiels à la conduite de la guerre. Les ninjas devaient donc revenir vivants auprès de leurs commanditaires. Pour ce faire, ils se formaient intensivement aux techniques de survie et savaient parfaitement se nourrir et se soigner grâce aux plantes.
Pharmaciens ambulants
Dans la ville d’Iga, l’un des berceaux de ces êtres mythiques, le musée Ninja Iga-ry qui leur est consacré abrite une maison comportant caches, pièges et passages secrets où était censé vivre l’un d’eux. Diverses armes et instruments ainsi que des modèles de leurs «habits de travail » y sont présentés. Et l’on peut assister quotidiennement à des démonstrations de ninjutsu par des figurants. Mais pour les initiés, tout cela relève avant tout de la fiction. À l’université de Mie, préfecture où se trouve Iga, les chercheurs s’efforcent de faire connaître au public la véritable nature de cette confrérie dont les derniers membres sont encore vivants. L’un d’eux, Jinichi Kawakami, professeur dans cette université, a été initié au ninjutsu à l’âge de six ans, et pratique quotidiennement depuis quelque soixante ans la stricte discipline que son maître, décédé voici quelques années...
, lui a enseignée. Maître Kawakami n’apprécie pas du tout l’image médiatique de violence et de duplicité transmise en Europe, en Amérique et même au Japon. Il explique que, pour remplir au mieux leurs missions, les ninjas, qui connaissaient parfaitement les plantes pour se nourrir, pour se soigner et aussi pour éliminer ceux qui leur étaient désignés, adoptaient volontiers la profession de pharmacien ambulant. Cela leur procurait une couverture efficace et leur permettait de s’introduire facilement là où ils avaient à faire en gagnant la confiance de l’ennemi.
Recherche de l’harmonie
À partir de l’époque Edo (1603-1868), lorsque le Japon fut pacifié, le travail commença à manquer et ils furent contraints de se recycler : beaucoup le firent en continuant à pratiquer le métier de pharmacien kampo, la médecine traditionnelle japonaise. Ainsi, le maître du professeur Kawakami venait régulièrement dans la campagne où vivait ce dernier (l’ancienne province de Wakasa) sous les traits d’un moine-pharmacien et cherchait un enfant à qui il souhaitait transmettre son savoir. Cet élève devait faire preuve de qualités hors du commun. À côté de leur travail avec les plantes, les ninjas suivaient un entraînement sévère pour apprendre à résister à la douleur, à se battre contre un ou plusieurs adversaires, à se dissimuler aux yeux de leurs poursuivants... Leur pratique était quotidienne et extrêmement exigeante. Une ancienne vidéo tournée il y a trente ans montre par exemple maître Kawakami se faire frapper violemment sur les côtes avec une solide barre de bois... qui finit par se briser en deux sur son corps. Certains affirment l’avoir vu se déboîter l’épaule, technique utilisée pour se faufiler dans des espaces restreints. Mais ce n’est pas là l’essentiel. Maître Kawakami insiste bien sur le fait qu’en fin de compte, l’art du ninja est la recherche de l’harmonie et que ses entraînements intensifs avaient principalement pour but de lui permettre d’être serein en toutes circonstances, même les plus difficiles, afin d’en faire profiter les membres de sa communauté et le monde. Cette conception du ninja perdurera-t-elle ? On peut malheureusement en douter. Maître Kawakami qui, à côté de sa formation dans le ninjutsu, mena une carrière professionnelle de technicien chez Panasonic, n’a pas souhaité avoir d’élève. Il trouvait que le côté « show » nuisait à l’esprit de son art. Qui accepterait de consacrer soixante ans de sa vie à une pratique ardue dont il ne ferait jamais de démonstration en public, mais qu’il se contenterait de faire vivre intérieurement pour améliorer l’humanité ?
Un savoir consacré par des manuscrits
Maître Kawakami, un des derniers ninjas traditionnels, a reçu de son maître des manuscrits qui expliquent tout ce que doit savoir le parfait ninja. Certains datent de plus de deux cent cinquante ans, mais ils sont en parfait état de conservation, à part quelques trous forés par des insectes. Le papier a été fabriqué avec de l’écorce de mûrier (Broussonetia) et l’encre est de si bonne qualité qu’elle n’a pas pâli avec le temps. Quelques-uns de ces manuscrits évoquent des « gadgets ninjas » authentiques tels que les shuriken, ces étoiles d’acier lancées avec précision, ou les mizugumo censés permettre de marcher sur l’eau – en fait sur la terre trempée des marécages. D’autres expliquent comment fabriquer des « pilules de survie » (hyorogan) à base de riz, de sarrasin et de plantes, voire de sang de poisson. Ils décrivent aussi des plantes médicinales, car le ninja devait savoir se soigner lui-même. Ces précieux ouvrages lui servaient aussi à jouer au mieux son rôle de pharmacien ambulant.
Médecine Kampo, une ressource ninja
La plupart des plantes médicinales employées par les ninjas font partie de la médecine traditionnelle japonaise connue sous le nom de kampo. Les ninjas étaient en effet de grands connaisseurs des plantes. Certaines s’avèrent nutritives, comme le ryu-no-hige (« barbe de dragon »), autrement appelé le muguet du Japon (Ophiopogon japonicus), aux fleurs violettes, qui peuple les bords des chemins. Sa racine charnue entre dans la composition des « pilules de survie » (hyorogan). Les graines de kaya (Torreya nucifera) contiennent une importante quantité d’huile et permettent au voyageur de se nourrir facilement pendant sa mission. D’autres végétaux possèdent d’intéressantes vertus médicinales. L’ika riso (Epimedium grandiflorum), par exemple, est réputé pour procurer une grande énergie physique. Il se trouve que cette plante, riche en icariine, est surnommée « viagra végétal »...