Guérisseurs d’Arménie
Au-delà des aléas de l’histoire, la nature a offert à l’Arménie un trésor inestimable, une multitude de plantes médicinales et alimentaires que les guérisseurs avertis et les populations, rurales comme citadines, ont su s’approprier. Prochain défi : leur préservation.
Petit pays montagneux de la taille de la Belgique, l’Arménie est enclavée entre la Georgie au nord, la Turquie à l’ouest, l’Azerbaïdjan à l’est et l’Iran au sud. Elle couvre la chaîne du Petit Caucase, dont certains sommets culminent tout de même à plus de 4 000 mètres d’altitude et qui abrite une flore de montagne d’une incroyable variété, particulièrement riche en plantes endémiques.
Peuplée par trois millions d’habitants, soit un tiers des Arméniens vivant dans le monde, cette jeune république s’est formée en 1920, après que le génocide perpétré par les Turcs a éliminé près d’un million et demi d’entre eux et contraint des millions d’autres à l’exil. Elle n’est que la partie résiduelle d’un carrefour géographique et culturel historique qui a toujours fait le pont entre Orient et Occident, mais aussi entre bloc de l’Est et Occident, ayant été absorbée par l’URSS avant de redevenir indépendante lors de l’éclatement de cette dernière. Elle garde encore des liens forts avec Moscou, à tel point que les noms de plantes sont toujours indiqués en arménien et en russe.
Son enclavement (le pays est quasi exclusivement desservi par voie aérienne) a contribué à préserver l’environnement, mais aussi les us et coutumes d’une culture millénaire. Si Erevan, la capitale, compte plus d’un tiers des habitants du pays, tous conservent un ancrage rural fort avec des parents restés dans ces villages aux maisons de pierres carrées qui parsèment la campagne. L’Arménie est donc un paradis pour les ethnobotanistes, tant pour la richesse de ses pratiques que de sa flore unique. Les plantes soumises à un environnement rude, dans un climat continental et montagnard, y sont qui plus est d’une excellente vitalité. C’est pour ces raisons que l’association de recherche ethnobotanique Jardins du Monde Montagnes a choisi d’y enquêter depuis 2015.
Une population de connaisseurs
En Arménie, les guérisseurs et guérisseuses pullulent: pas un village qui n’ait le ou les siens. La population recourt largement à leurs services, bien que la médecine conventionnelle y soit très présente. Dans les plantes les plus utilisées, on trouve le millepertuis (outre l’Hypericum perforatum, plusieurs Hypericum sont utilisés), le bouillon blanc, des espèces locales d’immortelles, le Gnaphalium, le thym de Crète, le câprier, l’inule, le plantain, les Achillées, la berce du Caucase, le grand épilobe, la bétoine, certaines astragales, diverses menthes et armoises, et bien sûr, la grenade,emblème du pays, dont l’écorce est un excellent vermifuge...
. Il est intéressant de noter que la chélidoine, qui fait l’objet en France d’une contre-indication par voie orale du fait de sa toxicité hépatique, est couramment utilisée sous forme de tisane, d’extrait, mais aussi de pommades et autres beurres médicinaux pour les problèmes dermatologiques. Le médecin de Byurakan, petite communauté rurale de l’Ouest arménien, trouve d’ailleurs très étrange que nous nous privions d’une plante majeure de la pharmacopée caucasienne. Mais on ignore si la teneur en alcaloïde toxique est la même que pour la chélidoine française, et il n’existe pas de collecte des données de pharmacovigilance fiable. De nombreux genres botaniques comportent des espèces que l’on ne retrouve pas en France. Ainsi, l’aubépine orientale (Crataegus orientalis) donne des fruits deux fois plus volumineux que ceux de notre aubépine. On les porte en collier dont on mange les fruits au fur et à mesure lorsqu’on a un problème cardiaque, ou on les cuisine en pain sucré.
Dans le pays, toutes les pharmacies sans exception proposent un très large éventail de plantes séchées d’origine locale qu’elles conseillent au quotidien. Les marchés regorgent de plantes sauvages médicinales ou alimentaires, ces dernières étant largement consommées par toute la population, qu’elle soit citadine ou rurale. Ainsi, la plupart des jeunes citadins connaissent encore les plantes qui soignent et qui se mangent. Un héritage qui leur semble si naturel que les Arméniens s’étonnent parfois de notre émerveillement devant tant de richesses.
Un fragile patrimoine
Une communauté veille tout particulièrement sur ses savoirs ancestraux : les yézidis, des pasteurs nomades, adeptes de la religion zoroastrienne qui jadis dominait en Iran. Ils vivent une coexistence paisible avec les Arméniens et se déplacent avec leurs troupeaux, en particulier autour du lac Sevan. Ils se targuent de ne se soigner qu’avec des plantes et disent compter de nombreux centenaires dans leur population.
Certaines plantes du Caucase sont hélas en danger, tels les perce-neiges ramassés à outrance pour approvisionner l’industrie en galantamine, un alcaloïde à la base du Reminyl utilisé contre Alzheimer. Et malheureusement, les mesures existantes de protection de la flore sont peu appliquées. En miroir, les savoirs ne sont que peu ou pas consignés par écrit, la population n’ayant pas encore réellement pris conscience de la fragilité de ce patrimoine. Il existe de remarquables traités de matière médicale datant du Moyen Âge et de la Renaissance, époques de grand rayonnement médical durant lesquelles Grigor Magistros ou Mekhitar Heratsi réalisèrent une synthèse entre médecine grecque et arabe. Nous avons retrouvé des documents étonnants, comme ce cahier consignant en russe les savoirs et pratiques d’une guérisseuse des années soixante, écrit par sa belle-fille qui ne voulait pas voir se perdre tant de connaissances. Citons également le docteur Sepetchyan qui compila savoirs savants et populaires depuis les années vingt dans des dizaines de cahiers à ce jour non traduits. Autant dire que l’Arménie recèle bien des trésors à préserver, et sans doute à découvrir encore.
On vient de loin pour voir Tsorik
Dans le village de Byurakan, à l’ouest de la capitale Erevan et au pied de l’Aragats (4 090 m), vit Tsorik, une de ces guérisseuses que l’on peut encore rencontrer en Arménie. Elle nous reçoit dans son jardin plein d’herbes folles devant une quinzaine de plantes soigneusement séchées, dont elle nous explique les usages tout en racontant son histoire. Originaire d’une province du sud, elle a toujours beaucoup voyagé, en particulier avec son grand-père vendeur de plantes. Sa grand- mère les utilisait couramment. En plus de la transmission familiale, Tsorik a collecté durant sa vie entière des savoirs populaires et a aussi beaucoup lu. Son fils, médecin, s’y intéresse également, bien qu’il ne les utilise pas aux urgences où il travaille. Avec ses 77 ans, cette petite femme énergique et bienveillante continue à ramasser ses herbes dans la montagne, souvent avec les femmes du village, dont Anahit, à qui elle transmet son savoir. Car Tsorik connaît de nombreuses recettes dont elle note les doses et les effets scrupuleusement, et les habitants viennent parfois de loin pour la consulter. Cette guérisseuse lettrée considère qu’il faut traiter une maladie après l’autre, mais aussi qu’une maladie provoque l’autre, et elle n’hésite pas à user de recettes élaborées contenant six à sept plantes. Elle considère le millepertuis, que l’on dit souverain pour l’estomac en Arménie, comme une plante universelle dont il faut boire, en prévention, la tisane rouge une fois par semaine. Un proverbe arménien dit d’ailleurs : « On ne peut pas faire de pain sans farine, on ne peut pas préparer de médicaments sans millepertuis. »
Incontournables spécialités culinaires
Sur les tables arméniennes, que ce soit chez l’habitant ou au restaurant, les plantes sont en vedette. De nombreuses apiacées sauvages en particulier sont mises en saumure et servies à l’apéritif, comme les jeunes pétioles de berce du Caucase. Des boîtes de conserve artisanales sont même en vente au bord des routes ou dans les supermarchés. L’aveluk est une tresse de feuilles de diverses espèces de Rumex, séchée et fermentée, que l’on trouve sur tous les marchés. On la coupe puis on fait bouillir les feuilles sèches dans deux eaux, ce qui élimine l’acide oxalique propre à ce genre. On la sert en simple soupe ou bien additionné de noix, d’ail et d’huile dans une délicieuse salade. Les jingalov hats sont des crêpes à base de froment et de yaourt fourrées d’un mélange de plantes sauvages. Cette spécialité du Haut-Karabagh, province située au sud-ouest qui fait l’objet d’âpres conflits avec l’Azerbaïdjan, est le plat exclusif servi par plusieurs restaurants dédiés à Erevan, mais aussi une variante de nombreuses recettes populaires dans la plupart des familles. On y trouve au minimum douze herbes différentes, bien qu’il ne soit pas rare qu’il y en ait vingt ou plus. Enfin, une brassée de fines herbes fraîches accompagne les repas arméniens sur la table : ciboulette, persil, basilic rouge, coriandre et autres herbes de saison dont on tapisse la fine galette de lavash, le délicieux pain arménien.