Forêt de la Massane, un sanctuaire scientifique
C’est un écrin de biodiversité exceptionnelle qu’abrite la réserve naturelle de la Massane, massif forestier niché entre les Pyrénées et la Méditerranée. Cette hêtraie à la frontière franco-espagnole constitue depuis plus de 100 ans un patrimoine naturel très prisé par les scientifiques, en quête des mystères qu’elles recèlent depuis plus de 6 600 ans.
Entourés de brume, les hêtres centenaires surplombent la Méditerranée depuis leur piédestal, le massif des Albères, dans les Pyrénées. C’est ici que s’étend la réserve naturelle nationale de la forêt de la Massane, sur quelque 336 hectares. Autrefois lieu de cultes, cette hêtraie constitue depuis près de 130 ans un sanctuaire pour les scientifiques. Elle se développe à la croisée de plusieurs territoires entre 600 et 1 000 mètres d’altitude, à moins de 5 km de la mer. Et ce, depuis au moins 6 600 ans, selon les datations réalisées sur des charbons, ce qui fait d’elle l’une des quarante dernières vieilles forêts méditerranéennes. « La futaie de hêtres de la Massane a été protégée par les difficultés d’y accéder du fait de son terrain montagneux et très rocheux », explique Bernard Rieu, conseiller municipal délégué au patrimoine de la ville d’Argelès-sur-Mer, la commune propriétaire de la réserve.
Vénérée depuis plus de 2 000 ans
De nombreux scientifiques se sont intéressés très tôt à la richesse de sa biodiversité. À la fin du XVIIe siècle, le botaniste de Louis XIV, Joseph Pitton de Tournefort, vient herboriser sous ses futaies. En 1882, le biologiste Henri de Lacaze-Duthiers s’éprend du lieu et mobilise les chercheurs pour le préserver. Mais avant que les scientifiques ne permettent la création de la réserve naturelle de la Massane en 1973, d’autres humains éclairés se sont émerveillés de sa beauté. Dès le VIe av. J.-C., les Grecs vénéraient les lieux. Un sanctuaire des eaux a été mis à jour à la lisière de la forêt, là où une source jaillit d’un rocher. Tout autour, des terrasses ont été aménagées. « Les cultes grecs sont plus généralement des sacrifices d’animaux. Là, nous avons des témoignages d’offrandes végétales, ce qui est rare. Au cours de nos fouilles, nous avons déterré des mottes de végétaux avec des assiettes. Les fibres sont complexes à analyser. Il y a probablement du vin, des fruits, du pain ou des épis de blé », détaille Ingrid Dunyach, doctorante en archéologie à l’Université de Perpignan Via Domitia (UPVD) à l’origine de cette...
découverte. À l’époque romaine, le culte se perpétue, mais finit par disparaître peu à peu. En revanche, les Romains utilisèrent jusqu’à quasi-épuisement les sapins de la forêt pour construire des bateaux.
La forêt de la Massane que nous connaissons aujourd’hui résulte ainsi d’une relation entre nature et activité humaine. Et de ce point de vue, elle a évité bien des dangers. Car l’emprise humaine dans cette région a été très importante, et ce dès le Néolithique. Zone de passage, les crêtes ont aussi servi de route aux Grecs, aux Romains et plus tard, au XIIIe siècle, aux armées de Philippe le Hardi, roi de France, en guerre contre le roi Pierre III d’Aragon.
Si plusieurs activités, comme la fabrication de glu à partir du houx, les puits de glace ou les troupeaux de cochons n’endommageaient pas durablement la forêt, d’autres comme la coupe des arbres pour fabriquer du charbon a considérablement réduit les peuplements forestiers entre les XVIIe et XIXe siècles. Quand le territoire est vendu à la commune d’Argelès-sur-Mer en 1605, des gardes forestiers des eaux et forêts commencent à patrouiller pour éviter les abattages. Mais c’est à partir de la création du laboratoire Arago (l’Observatoire océanologique de Banyuls-sur-Mer) par Henri de Lacaze-Duthiers, à la fin du XIXe siècle, que des scientifiques puis la population se regroupent pour préserver la Massane. Est ainsi évitée en 1960 la création d’une route traversant la forêt, la construction de villas et même un héliport…
7 000 espèces inventoriées
Finalement, en 1973, les 336 hectares sont classés en réserve naturelle nationale, dont 10 hectares en réserve intégrale. Les arbres y meurent, tombent et restent au sol. Un processus particulièrement important pour la diversité des lieux. En 2016, quelque 7 000 espèces ont été inventoriées. « Une grande partie de la biodiversité est liée aux stades de décomposition, que ce soient de vieux arbres ou du bois mort », indique Joseph Garrigue, conservateur de la réserve depuis 1995. De nombreux organismes sont saproxylophages (ils se nourrissent de bois en décomposition). On trouve par exemple le pique-prune (Osmoderma eremita) qui s’installe dans les cavités d’arbres de plus de 70 ans. Véritable Graal de nombreux gestionnaires forestiers, cette espèce de scarabée est le symbole d’une forêt en bonne santé.
« La biodiversité forestière dépend de la continuité dans l’espace et dans le temps », reprend Joseph Garrigue. Les forêts très anciennes qui n’ont pas été replantées conservent ainsi des écosystèmes privilégiés. Préservée depuis 1883, la chaîne alimentaire ne s’est pas dégradée. Une étude sur les populations de hêtres de Catalogne conclut ainsi que la Massane possède une diversité génétique très forte. Cela permet aux arbres de s’adapter et de mieux résister aux perturbations climatiques, auxquelles elle est particulièrement exposée puisque c’est une des hêtraies les plus méridionales qui soient. Elle constitue ainsi un véritable laboratoire à ciel ouvert pour les scientifiques qui suivent l’état de plus de 50 000 arbres depuis 1999. Pour le moment, ils constatent une augmentation de la mortalité sans pouvoir l’attribuer exclusivement au réchauffement climatique. Mais les recherches ne s’arrêtent jamais. « Nous allons bientôt entièrement séquencer génétiquement un hêtre », s’enthousiasme Joseph Garrigue.
Derrière l’épaisse brume énigmatique se dessine ainsi l’image d’un vrai sanctuaire qui, petit à petit, dévoile ses secrets pour un futur plus éclairé.
Forêt primaire ou ancienne ?
La forêt primaire n’existe quasiment plus sur Terre. Cette appellation — on dit aussi forêt vierge ou originelle — signifie que la forêt n’a jamais été transformée par les activités humaines. Rarissime. Il convient donc de parler de « forêt ancienne secondaire » ou « forêt naturelle modifiée ». À savoir qu’elle a subi des dégâts, mais elle a subsisté et a pu repousser partiellement ou totalement. C’est ce qui lui a permis de conserver une partie de son patrimoine génétique, même si on estime qu’elle abrite jusqu’à cinq fois moins d’espèces qu’une forêt primaire.
Le houx, ce pot de colle
Jusqu’au début du XXe siècle, le houx de la Massane était utilise pour fabriquer de la glu. Tous les cinq ans environ, son écorce était récoltée. Pour réussir le processus de fabrication, il fallait conserver durant 8 a 10 heures les rameaux dans de l’eau bouillante. Cela permettait de récupérer l’écorce afin de la piler dans un mortier pour obtenir une pate qui devait a nouveau bouillir. La colle ainsi obtenue était ensuite transportée dans d’énormes barriques a dos de mulet.